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Turbulences en Région bruxelloise autour du moratoire hivernal en matière locative

Mis à jour le : 12/03/2024

Bref panorama sur le moratoire hivernal en matière locative au sein des Régions bruxelloise et wallonne

Dans le secteur du logement social, un gel des expulsions locatives durant la période hivernale – à savoir du 1er novembre au 15 mars – est déjà en vigueur, depuis quelques années, tant en Région bruxelloise[1] qu’en Région wallonne[2].

La Région wallonne avait par ailleurs pris la décision ponctuelle de suspendre les expulsions l’hiver dernier (du 1er novembre 2022 au 15 mars 2023) dans le parc locatif privé, pour atténuer la rigueur des conséquences liées à la flambée des prix de l’énergie[3]. En outre, chacune des 3 Régions du pays avait pratiqué un tel moratoire (indépendamment de la saison) pendant la pandémie de coronavirus, puisque l’interdiction de l’ensemble des expulsions domiciliaires a constitué l’une des premières mesures prises par les autorités[4], le séjour à la rue exposant alors jusqu’à la vie de l’intéressé[5].

Depuis le 1er septembre 2023, un nouveau dispositif historique est entré en vigueur en Région bruxelloise : un moratoire hivernal, non plus ponctuel, mais permanent, est instauré pour toutes les expulsions d’un logement ayant fait l’objet d’un bail d’habitation ou d’un bail commercial en Région de Bruxelles-Capitale[6]. Elles sont désormais interdites du 1er novembre au 15 mars de chaque année.

Le Centre d’Appui SocialEnergie s’est réjoui de cette réforme bruxelloise, puisqu’elle soulage les plus précarisés, généralement locataires, et à haut risque de perte de leur logement pour arriérés de loyers et charges, au vu du prix élevé de ceux-ci.

Turbulences en Région bruxelloise

Plusieurs juges de paix – dont essentiellement 3 cantons (Ixelles, Bruxelles II et Uccle) n’appliquent toutefois pas le nouveau moratoire hivernal, estimant qu’il constitue une restriction excessive aux droits des propriétaires bailleurs. Pour justifier ce refus, ils invoquent erronément l’article 159 de la Constitution (qui permet de ne pas appliquer un acte administratif au motif qu’il est illégal), avec un argumentaire de ce type : « le législateur bruxellois rompt le juste équilibre entre les intérêts des parties concernées, en ne permettant pas d’expulsions entre le 1ᵉʳ novembre et le 15 mars de l’année suivante, même dans le cas où certains contrats de bail ont correctement pris fin, (…) ou suite à un non-respect flagrant, récurrent et soutenu de son obligation de paiement de loyer, la non-conclusion d’une assurance couvrant sa responsabilité,… ».

Face à cette « résistance » de certains juges cantonaux, la Secrétaire d’Etat au logement en RBC a ainsi publiquement déclaré, le 10 février 2014 : « Comment les justiciables peuvent-ils encore avoir confiance en une justice de proximité à l’écoute de leurs difficultés quand les juges de paix écartent d’autorité et illégalement le code bruxellois du logement adopté à une large majorité au Parlement en juin 2023 ? »[7].

Le Tribunal de première instance a, d’ailleurs, réformé le 31 janvier 2024 plusieurs jugements de juges de paix concernant l’écartement du moratoire, jugeant cet écartement non conforme au droit.
Dans un jugement du 12 février 2024, un autre juge de Paix a décidé de poser des questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle, sur la conformité du moratoire aux droits fondamentaux.
C’est cette Cour qui devra donc se prononcer, dans les mois à venir, sur la compatibilité du moratoire hivernal avec, notamment, le droit à la propriété des bailleurs.

Pour aller plus loin : description du nouveau moratoire hivernal structurel en Région bruxelloise[8]

Principe et exceptions au moratoire

Le nouvel article 233duodecies du Code bruxellois du logement prévoit que : « Sous réserve de l’exécution des décisions administratives prises sur la base de l’article 8 ou des articles 133 et 135 de la Nouvelle loi communale, aucune expulsion d’un logement ayant fait l’objet d’un bail d’habitation ou d’un bail visé à la section IIbis du livre III, titre VIII, chapitre II, du Code civil ne peut être exécutée du 1er novembre au 15 mars de l’année suivante. »

En bref, aucune expulsion ne peut dorénavant avoir lieu entre le 1er novembre et le 15 mars, et ce de plein droit, et quelle que soit l’origine de l’expulsion[9]. Le moratoire généralisé pour l’ensemble des logements loués, ou ayant été loués, sous contrats de bail d’habitation publics et privés au sein de la Région, à l’exclusion des squats et des lieux habités sous convention d’occupation précaire. Selon la Secrétaire d’État au logement, « Cette décision répond à l’absolue nécessité de garantir un logement pour tous en période hivernale et de protéger les locataires les plus fragilisés qu’une éventuelle mesure d’expulsion pourrait mettre en grande difficulté ».

Pendant la période de trêve hivernale, il n’est pas interdit de prononcer un jugement d’expulsion, ni de signifier le jugement d’expulsion[10], c’est l’expulsion proprement dite, par l’huissier de justice, qui est empêchée.

Il ne peut être dérogé au moratoire hivernal que dans les 4 hypothèses suivantes[11], moyennant décision du juge[12] « spécialement motivée quant au caractère impérieux de l’expulsion »[13]

  • une solution de relogement est disponible ou le locataire a déjà quitté les lieux[14];
  • l’état d’insalubrité et/ou d’insécurité du bien justifie que l’occupation ne peut perdurer au-delà du délai légal d’expulsion d’1 mois[15];
  • le comportement du locataire est à l’origine d’une mise en danger rendant toute prolongation de l’occupation impossible[16];
  • ou le bailleur se trouve dans une situation de force majeure lui imposant d’occuper le logement à titre personnel. A titre d’exemple, les travaux préparatoires évoquent le cas de figure du propriétaire qui a résilié le bail de 9 ans pour occupation personnelle et se retrouve « sans possibilité d’autre logement »[17]. En outre, au sujet de cette dernière exception, le législateur précise expressément ne pas vouloir ajouter la situation financière du bailleur au titre d’exception « car cela donnerait lieu à de nombreuses interprétations et risque de supprimer l’effet utile de la mesure »[18].

Indemnité d’occupation et Fonds budgétaire de solidarité (DIRL)

Malgré le moratoire, le loyer (appelé alors indemnité d’occupation), calculé par jour[19],  reste naturellement dû pendant la période hivernale[20].

Le montant de l’indemnité d’occupation est fixé par le juge, ou à défaut équivalent au loyer du contrat ; autrement dit, l’indemnisation fixée par le juge est totale, automatique et équivalente au montant du loyer (elle ne peut être supérieure à ce dernier), sauf exception justifiée par le juge, dans les situations de loyers abusifs ou de logements insalubres par exemple[21].

Si le locataire ne paie pas son loyer/ indemnité d’occupation durant la trêve hivernale, les bailleurs privés[22] pourront solliciter le Fonds budgétaire de solidarité (DIRL) pour être indemnisés. « Nous souhaitons éviter que le bailleur se retrouve en difficulté. Le Fonds lui permet ainsi d’être assuré du recouvrement de la dette de son locataire pendant le moratoire hivernal », indique la Secrétaire d’État bruxelloise.

Les conditions cumulatives d’octroi de l’indemnisation par le Fonds sont les suivantes[23] :

  • avoir obtenu une décision judiciaire prononcée après le 15 août, autorisant l’expulsion avant ou pendant le moratoire hivernal, mais conduisant au maintien du locataire pendant le moratoire ;
  • ne pas avoir perçu l’indemnité d’occupation sollicitée après rappel adressé au locataire ;
  • et l’indemnisation est limitée aux impayés d’indemnités d’occupation pour la durée du moratoire hivernal, à partir de la date à laquelle l’expulsion est autorisée et jusqu’au départ effectif du locataire.

Quant à la procédure, elle se présente comme suit :

  • Une seule demande par logement est introduite (art. 1 § 2, Arrêté du 14.09.2023) ; concrètement, le propriétaire ne pourra introduire sa demande d’indemnisation qu’après que toutes les mensualités liées au moratoire hivernal soient échues,soit le 15 mars ou avant si le locataire quitte les lieux avant la fin du moratoire, et au plus tard le 15 septembre qui suit la fin du moratoire hivernal.
  • Un formulaire type sera disponible sur le site de Bruxelles Logement pour tous les bailleurs concernés ; une copie du bail et du jugement d’expulsion devra être annexée à cette demande.
  • L’indemnité sera versée en une seule fois, environ dans les 4 mois de la fin du moratoire

Enfin, le Fonds budgétaire de solidarité sera alimenté par le produit des amendes pour insalubrité et discrimination, infligées aux bailleurs bruxellois :

  • Les recettes annuelles du Fonds de Solidarité sont estimées à 590.000 € (moyenne normée)
  • Ce fonds est actuellement doté de près de 3 millions €
  • Enfin, selon l’article 3 de l’Arrêté du 14.09.2023, le créancier « ayant bénéficié de l’intervention du Fonds est tenu de lui restituer, sans délai, toute somme qu’il percevrait d’une autre origine que le Fonds en paiement de la créance prise en charge par le Fonds».

Ainsi, toutes les sommes versées auprès du bailleur désintéressé par le locataire doivent être restituées au Fonds. L’administration interrogera le locataire à cet égard.

 

 

[1] Circulaire 635 du 28 septembre 2018 « Les expulsions de logements gérés par les SISP (sociaux, modérés et moyens) ».

[2] En Wallonie, en matière de logement social, « aucune décision d’expulsion ne peut être exécutée du 1er novembre au 15 mars de l’année suivante » (en vertu du récent décret du 16 mai 2013), sauf « si le ménage n’accepte pas de suivre une guidance auprès du centre public d’action sociale ». Art. 94, §1er, al. 2, 3°, litt. a, du Code wallon du logement, modifié par l’art. 8 du décret du Parlement wallon du 16 mai 2013, M.B., 28 mai 2013.

[3] Décret du 22 septembre 2022 relatif à la suspension de l’exécution des décisions d’expulsions administratives et judiciaires, M.B., 11 octobre 2022.

[4] Arrêté du Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2020 interdisant les expulsions domiciliaires, M.B., 20 mars 20202, par exemple (cet arrêté sera suivi de beaucoup d’autres).

[5] Voir notamment N. Bernard, «Suspendre les expulsions domiciliaires durant la crise sanitaire du Covid-19 était-il contraire au droit de propriété ?», Echos log., décembre 2021, p. 64 et s.

[6] Le 1er septembre 2023 est entrée en vigueur l’ordonnance bruxelloise du 22 juin 2023 « insérant dans le Code bruxellois du logement les règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires et modifiant les moyens affectés par et au profit du fonds budgétaire de solidarité », qui s’applique aux procédures en cours.

[7] Voir journal l’Echo, 10 février 2024, https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/bruxelles/a-bruxelles-des-juges-de-paix-balaient-le-moratoire-hivernal/10525241.html

[8] Pour un aperçu plus global sur la réforme, en Région bruxelloise, visant à prévenir les expulsions : https://www.socialenergie.be/fr/prevenir-les-expulsions-de-logement-les-nouvelles-balises-de-la-reforme-bruxelloise/

[9] Voir Exposé des motifs, Doc., Parl. Rég. Brux.-Cap., 2022-2023, n A-680/1, pp. 10, 11 et 24 : « Le moratoire hivernal s’applique (…) à toutes les expulsions de manière indéterminée » (p. 10).

[10] Exposé des motifs, Doc., Parl. Rég. Brux.-Cap., 2022-2023, n A-680/1, p. 24.

[11] Art. 233duodecies du Code bruxellois du logement.

[12] Il est statué par le tribunal sur la dérogation au moratoire dans la décision même d’expulsion (art. 233duodecies, § 1er, al. 3, du Code bruxellois du logement).

[13] Art. 233duodecies, § 1er, al. 2, du Code bruxellois du logement.

[14] Art. 233duodecies, § 1er, al. 2, 1°, du Code bruxellois du logement.

[15] Art. 233duodecies, § 1er, al. 2, 2°, du Code bruxellois du logement.

[16] Art. 233duodecies, § 1er, al. 2, 3°, du Code bruxellois du logement. L’exception doit s’entendre de façon large puisque cette mise en danger peut toucher aussi bien les personnes que les biens — et, à l’intérieur de cette dernière catégorie, le logement privatif comme les communs.

[17] Projet d’ordonnance insérant dans le Code bruxellois du logement les règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires et modifiant les moyens affectés par et au profit du fonds budgétaire de solidarité, commentaire des articles, Doc., Parl. Rég. Brux.-Cap., 2022-2023, n°A-680/1, p. 24.

[18] Voir Doc., Parl. Rég. Brux.-Cap., 2022-2023, n A-680/1, p. 11.

[19] Art. 233undecies, §1er, du Code bruxellois du logement.

[20] Art. 233duodecies § 2, du Code bruxellois du logement.

[21] Il tombe sous le sens qu’il est exclu d’indemniser des bailleurs défaillants ou des marchands de sommeil. Voir Exposé des motifs, p. 8 (A-680/1) « L’indemnité d’occupation doit donc être fixée par le juge en tenant compte de toutes les circonstances de la cause, notamment la situation financière du bailleur, la composition familiale du preneur, l’état du bâti et la grille des loyers. (…) Il appert donc de ce qui précède que la fixation d’une indemnité d’occupation éventuellement réduite par rapport au montant du loyer fixé entre parties ne résulte pas du présent projet d’ordonnance mais bien de la législation en vigueur ou de la pratique jurisprudentielle et trouve sa justification dans les manquements éventuels du bailleur qui peuvent être de diverses natures : non-respect de l’obligation de proposer un loyer non-abusif (articles 3 et 224 et suivants du Code)(3) ou le non-respect de l’obligation de proposer un logement conforme aux normes de salubrité, sécurité et d’équipement (article 219 du Code) ». Voyez également l’allocution de la Secrétaire d’Etat au Logement, p. 30 – A-680/2 « Finalement, le Conseil d’État formule encore une dernière remarque, quant au montant de l’indemnité d’occupation, laquelle doit être suffisante pour permettre l’entretien du bien par le bailleur. C’est au juge de paix qu’il revient de fixer le montant de l’indemnité d’occupation et que cette faculté ne résulte pas du projet d’ordonnance mais bien de la pratique jurisprudentielle et répond à des situations concrètes fort diverses. Le juge statue en ayant égard aux intérêts des deux parties. Il n’appartient pas au législateur de préjuger des décisions des juges de paix ou de leur dicter leur décision. La grille des loyers constitue un bon indicateur de l’indemnité raisonnable d’occupation ».

[22] Concernant les raisons pour lesquelles les SISP (sociétés bruxelloises de logement social) et les AIS sont exclues de la garantie de paiement de l’indemnité d’occupation due pendant la trêve hivernale par le fonds de solidarité, il est relevé que les AIS, comme les SISP, sont dépositaires d’une véritable mission de service public consistant à assurer l’accès au logement des plus vulnérables, avec pour conséquence directe la nécessité impérieuse de n’envisager l’expulsion d’un logement qu’en tout dernier recours et de manière proportionnée avec les risques encourus par le locataire. Les AIS sont subventionnées pour cette raison. Il s’ensuit qu’une indemnisation régionale ne se justifie pas selon le Gouvernement bruxellois. Le Conseil d’État n’a émis aucune critique à cet égard.

[23] Voir art. 1 §§ 3 et 4 de l’Arrêté du 14.09.2023 du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale déterminant les conditions d’octroi de l’intervention du Fonds budgétaire régional de solidarité prévue par l’article 233duodecies, § 2, du Code bruxellois du Logement – publié au MB le 29.09.2023, avec entrée en vigueur 10 jours après la publication.